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Une Histoire Alternative du Graal

Pour défier et vaincre le Mensonge Paternel

8. Foi Incarnée

John Lash

Télécharger l'essai avec les illustrations.

Traduction par Dominique Guillet de l'essai " Faith Incarnate "

La Voie Occidentale de la Passion Transcendante

entre les êtres humains ne peut pas conférer la très grande assurance qui provient de la foi en Dieu, ou la foi en l'amour de Dieu, si l'on préfère. L'assurance que nous sommes aimés par un parent divin qui nous garantit la vie éternelle après notre mort et qui, dans cette vie éternelle, nous réunit avec ceux que nous avons aimés durant notre brève vie mortelle est une proposition à laquelle il est dur de résister. Telle est la “police d'assurance post-mortem” qui nous est offerte par la religion de la rédemption. Pour avoir droit aux compensations prévues par cette police d'assurance, il vous faut croire dans la puissance supérieure qui les offre, le dieu paternel. La croyance dans le dieu paternel requiert d'adhérer à une histoire déclinant la création du monde, la chute de l'humanité, la venue du messie, et le châtiment à payer à la fin du monde. En bref, la police d'assurance se présente comme un contrat global. Pour le bénéfice ultime, c'est à dire la réunion avec ceux que vous aimez durant la vie éternelle après la mort, il vous faut payer l'offre totale.

Mais existerait-il une autre voie pour acquérir l'assurance de la vie éternelle offerte par la religion sans adhérer à aucune religion? Ce serait assurément la voie de la passion transcendante sur le chemin Occidental de la Romance.

Amour Sacramental

“C'est du pain pour les coeurs nobles
Par cela, leur mort vit en nous
Nous lisons leur vie, nous lisons leur mort
Et cela a pour nous la douceur du pain
Leur vie, leur mort, c'est notre pain.
Leurs vies vivent ainsi, ils vivent même morts
Et leur mort est le pain des vivants”

Prologue de Tristan par Gottfried de Strasbourg.

Lorsque Gottfried écrivit ces lignes autour de 1220, il attira l'attention de l'Eglise Romaine. Le Pape dépêcha une brigade d'intervention idéologique à Strasbourg afin de questionner le poète sur ses envolées littéraires comparant la passion charnelle au Saint Sacrement. Il est à souligner un fait concernant l'Eglise sous tous ses avatars, Catholique Romaine ou autre: c'est le peu de tolérance qu'elle témoigne pour des visions alternatives concernant les questions de la vie les plus existentielles. Les agents de la Foi ne peuvent concevoir une chose telle que la coexistence pacifique. Il n'était pas permis à Gottfried, et à la culture des amoureux courtois qu'il représentait, de coexister avec les dévots. Vivre et laisser vivre n'est pas, et n'a jamais été, une politique de la religion de la perpétration.

Aux 11 ème et 12 ème siècles, quelque chose se réveilla dans la vie de l'âme de l'Occident qui représentait un immense danger pour l'autorité pontificale et ecclésiastique. Le danger se fit jour dans la sphère la plus intime de l'expérience humaine, à savoir celle de l'amour et de la sexualité. Dans un commentaire sur Tristan, Joseph Campbell écrivit que “le mode du sentiment, l'érotique, fut le premier à réveiller l'homme Gothique de sa torpeur juvénile sous l'autorité” mais l'homme Gothique de l'Europe médiévale ne dormait pas. L'esprit érotique Païen avait été brutalement réprimé par les sbires du Christianisme. Mais les 12 ème et 13 ème siècles furent témoins d'une résurgence de l'ethos Païen, transmuté en une nouvelle forme sociale: l'amour courtois.

Dans l'amour et la mort de Tristan et Yseult (liebestod), l'amour romantique atteint son paroxysme transcendantal. Il présentait ainsi une grave menace pour les promesses et les prétentions religieuses, particulièrement la police d'assurances pour l'après-vie. Le feu spirituel de l'éros émergea tel un phénix glorieux des ruines fumantes de l'antiquité Païenne. Campbell écrivit dans Creative Mythology: “Le langage de Gottfried affirme qu'il y avait ceux qu'ils appellent nobles dont les vies recevaient de ce feu spirituel la même nourriture que l'amoureux de Dieu recevait du pain et du vin du sacrement”.

Ces gens nobles étaient les héritiers de l'esprit érotique des Mystères. Comme nous l'avons expliqué durant les leçons 1 et 2, la Noblesse de l'Europe médiévale était imprégnée de l'idéalisme transpersonnel de la Gnose qui devint, à son tour, le germe de l'humanisme de la Renaissance. Parmi les Telestai, le service, l'éducation et l'illumination étaient les termes de la consécration mais il existait également un élément érotique et orgiastique dans l'expérience des Mystères. La Romance jaillit de la fertilisation de la vie de l'âme médiévale par une mystique érotique transpersonnelle, le charme rémanent de la spiritualité Païenne dont l'amour charnel et la passion mystique étaient des éléments co-émergents. Dans l'expérience des Mystères, l'illumination était toujours équilibrée et complémentée par la sensation érotique. La contemplation de la Lumière Organique est l'apothéose de la sensualité, mais elle n'incite pas, cependant, à un quelconque désir pour une union sexuelle. Cela vient par la suite car les sentiments érotiques et romantiques fleurissent dans les reflets lumineux sensuels de la révélation suprême.

Ce que les chevaliers Arthuriens protégeaient, ce n'était pas seulement les membres individuels ou même les communautés cachées formées par ceux qui gardaient la révélation Sophianique et son suprême secret, le chemin d'instruction par la Lumière. Ils protégeaient également l'ambiance indéfinissable générée par ces hommes et ces femmes, à savoir le charme profondément érotique des Mystères. Toutes les aventures chevaleresques étaient vécues dans une atmosphère surchargée d'érotisme et d'intenses passions. Lorsque la mystique Arthurienne fut ravivée au 19 ème siècle par Tennyson, Dante Gabriel Rosetti, Burne-Jones, Waterhouse et d'autres, elle véhiculait la même intensité érotique. En fait, l'Ere Victorienne de répression, et d'hypocrisie, dans les moeurs sexuelles présente des parallèles très proches avec le Moyen Age... mais n'anticipons pas sur ces sujets qui seront évoqués dans la leçon 12 “The Trouble With Love”.

L'ambiance mystico-érotique des Mystères s'exprima dans des joutes scolastiques développées par Ibn'Arabi et d'autres et assuma une expression poétique et dramatique dans l'art des troubadours; les chevaliers et les dames de la Quête du Graal, cependant, l'expérimentèrent de façon très vivante et extravagante. De nombreux facteurs entrèrent en jeu pour promouvoir cette sublime convergence:

Sagesse - Femme - Guerrier

C'était - et cela l'est encore - la trinité sacrée de l'amour romantique.

Un Daemon Puissant

Mais le simple amour humain ne peut assurer sa continuité après la mort - c'est ainsi que protestent les patriarches barbus qui parlent au nom du dieu paternel. Bien sûr, ils ne s'affichent et ils ne s'expriment pas de façon aussi ouverte. Ils persuadent et, si possible “convertissent” par suggestion et insinuation car l'intimidation et les menaces ouvertes leur donneraient, de nos jours, une mauvaise réputation (les conversions apocalyptiques sont encore effectuées en Afrique à main armée). Les maîtres paternels affirment de nombreuses choses pour impliquer que l'amour humain est inadéquat pour affronter les défis ultimes de la vie. Ils prétendent que la foi en une divinité extra-terrestre confère des assurances spéciales que l'on ne peut obtenir de toute autre façon. Cette exclusion catégorique est préméditée de telle sorte à vaincre toute velléité d'espoir que nous pourrions entretenir quant à la puissance de la passion et de l'amour mortels dans le cadre bref de notre vie mortelle sur terre. En plus de cela, les patriarches insistent sur le fait que même l'amour mortel doit être dirigé au-delà de la sphère humaine. L'impulsion romantique que nous ressentons de façon naturelle - notre inclination primordiale vers l'amour, si l'on préfère - doit être dirigée vers le dieu créateur et doublée d'une acceptation de l'amour du créateur pour nous. Dieu vous aime. On nous fait croire que c'est le message le plus merveilleux sur terre et qu'il convie cette assurance d'un amour qui perdure dans une vie au-delà de ce monde.

Nombreux sont ceux qui croient avec ferveur que Dieu les aime et quoi qu'il leur arrive dans la vie, en bien ou en mal, ils l'attribuent à l'amour de Dieu comme s'il était dirigé vers eux personnellement. Je dirais que ce n'est pas une croyance puissante et décisive même si elle apparaît ainsi à ceux qui y adhérent. Mais ce qui est réellement puissant dans cette croyance, c'est la dénégation qu'elle dissimule. Une dénégation confère toujours un simulacre de transcendance, un sentiment faux de maîtriser les choses qui sont inacceptables ou intolérables, telles que l'injustice et la perte. Plus la dénégation est profonde et plus grande la transcendance qu'elle semble conférer. Transcendance, dans ce contexte, signifie surpasser quelque situation dans les dures réalités de la vie qui triomphent, ou paraissent triompher, de l'esprit humain. Par exemple, surpasser la mort, la perte et l'injustice.

Pour la majorité d'entre nous, il est très angoissant que nous puissions aimer profondément les autres et en être séparés par la mort. D'autres types de pertes sont également insupportables et nécessitent un soutien ou une autre compensation de quelque sorte. L'injustice patente de ce monde est particulièrement intolérable. Ces trois catégories englobent tout ce qui menace le plus profondément de vaincre et d'anéantir l'esprit humain. Mais nous pouvons vivre avec ces expériences, et même avoir l'impression de les transcender, grâce aux assurances données par la foi en la divinité paternelle. C'est du moins ce que l'on nous prie de croire.

En bref, l'idéologie religieuse de la transcendance souligne les limites inhérentes à la vie mortelle humaine afin de promouvoir un agent de gardiennage qui siège au-delà de ces limites et cette idéologie insiste sur le fait que seul ce gardien peut nous conférer la force de faire face à notre destin terrestre. Afin d'étayer leur position, les idéologues religieux doivent dévaloriser la profondeur et l'intensité de tout ce que nous pouvons ressentir et connaître dans le cadre de nos limites mortelles. En d'autres mots, ils doivent réduire l'humanité à l'impuissance afin de justifier l'appel aux puissances supérieures. Reich dévoila cette stratégie:

“L'homme religieux est devenu, en réalité, totalement impuissant... Plus il devient impuissant et plus il obligé de croire en des forces surnaturelles qui le soutiennent et le protègent. Ainsi, il est aisé de comprendre que, dans certaines situations, il est également capable de développer un pouvoir incroyable de conviction et, qui plus est, une indifférence passive vis à vis de la mort. Il tire ce pouvoir de son amour pour sa propre conviction religieuse... portée par des sensations physiques hautement agréables. Il croit, naturellement, que ce pouvoir émane de “Dieu”. En réalité, cet intense désir pour Dieu est le désir qui provient de son excitation sexuelle et de sa revendication de relâchement. La délivrance n'est, et ne peut être, rien d'autre que la délivrance des tensions physiques insupportables qui ne peuvent être source de plaisir que tant qu'elles sont perdues dans une union fantasmique avec Dieu, c'est à dire avec la gratification et le relâchement”. (La psychologie de masse du fascisme).

C'est un bon résumé de l'argument récurrent de Reich selon lequel l'émotion religieuse et mystique dans les principaux systèmes de foi est un déplacement de l'énergie sexuelle réprimée qui dévie aisément sur le plan social vers le fascisme et sur le plan personnel vers le sado-masochisme. La foi, dit-il, est la passion que les gens ressentent à aimer leurs propres convictions. Cela a peu à voir avec le fait d'aimer Dieu ou d'être aimé de Dieu et cela à beaucoup à voir avec le narcissisme, la pathologie fondamentale de l'Age des Poissons. Dans l'expérience religieuse des masses, la déconnection du corps et des sens emplit les croyants de zèle parce que l'Eros réprimé se manifeste sous la forme d'un fantasme désincarné mais ne perd cependant rien de sa force originelle de par cette conversion.

Diotine enseignait à Socrates qu'“Eros est un puissant Daemon”. Elle lui dit qu'il est l'intermédiaire entre la sphère divine et la sphère humaine. Eros est tel un courant électrique qui peut charger nos corps mais il peut également charger n'importe quoi que nous puissions imaginer d'une façon désincarnée et il agit ainsi en toute indifférence. En d'autres mots, Eros reste le pouvoir intermédiaire qu'il nous connecte de façon corporelle au Divin ou tout simplement à un fantasme au sujet du Divin. C'est pourquoi il est si difficile de triompher d'expressions déplacées et désincarnées de l'Eros dans la religion et le fascisme (“le complexe mystico-militaire”, comme l'appelle Reich).

L'Amour et l'Armure

L'expression “amour courtois” fut inventée par l'érudit Français Gaston Paris (1839-1903) et jamais n'exista durant les temps médiévaux. Au 12 ème siècle, une femme était considérée comme “courtoise” lorsqu'elle était enjouée, pleine de vie, joviale; ce terme avait peu à voir avec la politesse et le formalisme. Le terme “courtois” appliqué à un homme signifiait décent, honorable. Dans son espace-temps d'alors, le phénomène de l'amour courtois était appelé (en Occitan) fins amor, “amour sophistiqué” et amor enansa “amour exalté”, c'est à dire, amour transcendant. Le verbe Occitan anantir signifie “avancer, exceller, s'élever au-dessus”. Il est clair que l'amour courtois était appréhendé par ceux qui l'expérimentaient réellement comme un chemin de transcendance. En tant que tel, il présentait une menace sérieuse à la transcendance fondée sur la foi promise par l'Eglise Romaine.

Durant les temps médiévaux, la Romance était la religion de l'amour transcendant et ceux qui la pratiquaient n'étaient absolument pas séduits par la transcendance religieuse. Il n'est pas étonnant que l'Eglise cherchait à exterminer les Cathares et les troubadours. L'amour romantique était tout autant une menace pour la promesse, par l'Eglise, d'une récompense divine que l'hérésie Gnostique l'avait été des siècles auparavant. La campagne de génocide contre l'hérésie de l'amour culmina en 1244 avec la destruction totale par le feu des derniers bastions de la forteresse Cathare de Montségur. Les mercenaires du pape Innocent III exterminèrent, en même temps que les hérétiques, la population locale par milliers: plus de 30 000 personnes à Béziers en une seule journée. Lorsque qu'un chevalier à l'épée violente demanda à son supérieur comment distinguer les hérétiques des fidèles, celui-ci lui répondit : “Tuez les tous. Dieu reconnaîtra les siens”.

Avec un recul de 800 années, il est difficile de percevoir comment la classe guerrière brutale du Moyen Age pourrait avoir accueilli l'hérésie de l'amour. En quoi les chevaliers en armure de la Table Ronde peuvent-ils être comparés aux mercenaires en armure de la Croisade des Albigeois? Par coïncidence, le mot moderne Français amour s'épelle quasiment comme le mot anglais armor (armure en Français) qui désigne la protection métallique portée par les chevaliers. L'attrait de l'amour sortit l'homme médiéval hors de son armure - ou, comme Reich l'aurait dit, hors de “son armure caractérielle”. L'essence de l'attrait était la tendresse. La force de la tendresse était parfois si profonde et exquise qu'elle pouvait surmonter la force brutale de la virilité. La Belle Dame Sans Merci, celle qui incarne la tentation de la tendresse, est une simple jeune fille délicate qui peut désarmer l'homme en armure le plus puissant.

De façon surprenante, il existe beaucoup d'émotion à l'état pur dans la veine Arthurienne. Les chevaliers machos font preuve de traits étonnants de vulnérabilité. Dans de nombreuses aventures, les chevaliers sanglotent de peine ou de gratitude au vu et au su de tout un chacun. Ils se retrouvent totalement vulnérables faces aux invitations à la tendresse provenant de jeunes demoiselles, telles que celle qui est dépeinte dans la peinture ci-dessus de J. W. Waterhouse, la jeune nymphe dans l'herbe, mais provenant tout aussi bien de dames zaftig et d'âge mûr, lourdement empreintes de charme hormonal, telle que la Baronne Orguleuse, que nous rencontrerons dans les aventures de Gawain, dans la leçon 9. Un troisième type de femmes, représenté par Arnive, la mère du Roi Arthur, et diverses autres dames âgées de Camelot, jouèrent aussi intensément sur le côté tendre des guerriers médiévaux.

La position du chevalier médiéval qui se lançait dans les aventures de la Romance était relativement précaire parce que ces hommes se devaient d'être des exemplaires de la prouesse masculine mais non point des agents du pouvoir patriarcal. Dans mon ouvrage “The Hero” qui comprend une longue section sur l'amour Romantique, j'ai proposé d'établir une distinction entre un héros et un champion. Le premier est un homme dont le pouvoir est consacré à la Femme Divine (ou à la Déesse) tandis que le second est un homme qui tire son pouvoir en opposant et éliminant la Femme Divine et tout ce qu'elle représente. Une telle distinction n'a jamais été établie, pour autant que je le sache. Elle permet de mettre en valeur que la masculinité et le pouvoir de l'homme ne sont pas intrinsèquement opposés à la féminité et au pouvoir de la femme.

La loi du patriarcat requiert que les hommes s'arment, non pas seulement pour imposer leur force dans le monde mais pour résister au Féminin à l'extérieur et pour refuser ou dissimuler sa présence à l'intérieur, en eux-mêmes. Sur le chemin du héros, l'homme explore sa relation à la Déesse, et à une femme particulière, et atteint ainsi à son réel pouvoir en tant qu'être humain. Selon l'interprétation développée dans mon ouvrage, le héros authentique est un homme qui développe son pouvoir contre le patriarcat, plutôt que de le soutenir. Il triomphe de l'armure au service de l'amour.

A la suite de la destruction des Mystères, l'Europe fut dominée par une religion patriarcale de rédemption extra-terrestre. Le Christianisme Romain prona la haine des femmes, considérées comme des instruments du Diable, et le dégoût pour le monde sensuel. En adhérant à cette nouvelle foi, les croyants sombrèrent dans le délire et l'illusion, une psychose de masse selon les mots de Reich. Le fanatisme religieux du Moyen Age est la preuve évidente de ce système illusoire. Durant de nombreux siècles, l'Eglise Romaine proclama qu'il fallait transcender ce monde, tout en maintenant des armées entières d'idéologues et de mercenaires pour contrôler le monde qu'elle rejetait. Une grande partie des hommes armés de l'époque étaient au service de l'Eglise. Ces soldats endurcis à cheval (chevaliers) étaient sous le commandement de patriarches à la barbe blanche qui définissaient les doctrines de la Foi Unique et Véritable. Le pouvoir exécutif de l'Eglise était dans les mains de ceux qui commandaient sa puissance militaire, à savoir les papes et les évêques. Ces tyrans paternels étaient les armes de destruction de l'époque: des démagogues blancs mâles. (Note du traducteur: le jeu de mot est intraduisible en Français, White Male Demagogues, WMD, Weapons of Mass Destruction). Les chevaliers en armures dans les rangs des croisés et dans les milices féodales étaient aux premières lignes dans les campagnes lancées par les démagogues.

Selon les récits conventionnels de l'histoire, l'Europe fut façonnée par les grands événements accomplis par l'Eglise Romaine, à savoir par les guerres et les actes de domination, dont le massacre des Cathares et des Albigeois dans le sud de la France qui mit soudainement fin à la riche tradition orale et littéraire qui y fleurissait à l'époque de l'amour chevaleresque et des troubadours. Mais dans l'histoire parallèle, un autre récit vient à la lumière. Certains des hommes en armures ne se mirent pas au service de la culture de domination. Ils ne participèrent pas aux conquêtes et conversions mais plutôt partirent en quête d'aventures à la coloration romantique, mystique et surnaturelle. Leur expérience dépendait de la complicité de femmes qui les inspiraient et les guidaient, qui leur conféraient du pouvoir et leur permettaient ainsi d'accomplir une vocation spirituelle dans le cadre du chemin guerrier. L'éthique du partage de pouvoir était fondamentale à l'amour courtois: le chevalier investi de pouvoir par une femme était capable d'exercer sa virilité en toute noblesse et héroïsme et non point par des actes de brutalité et de vantardise au service des dominateurs patriarcaux. Ces hommes qui agissaient ainsi connaissaient parfaitement ce contre quoi ils s'opposaient. AMOR versus ROMA était un graffiti de l'époque. ROMA signifiait non seulement l'Eglise avec son programme de rédemption extra-terrestre mais le “complexe mystico-militaire” (selon les termes de Reich) du Christianisme Romain. En tant qu'amoureux de la Femme et en quête du Graal, les chevaliers Arthuriens résistèrent à la fois aux doctrines religieuses et à la machine militaire et armée utilisée pour les imposer.

Tantra Occidental

“Le point réel en question, au travers des siècles de persécution par le Christianisme, n'a jamais été la foi en Dieu mais la foi en la Bible en tant que parole de Dieu et la foi en l'Eglise (telle ou telle Eglise) en tant qu'interprète de cette parole”. Joseph Campbell dans Creative Mythology.

Ceux qui suivaient le code d'amour romantique (et ceux qui le suivent encore de nos jours) étaient libres de croire en Dieu, mais non pas en la version de Dieu imposée par les mâles démagogues blancs. Il est plus que probable que la passion romantique en Occident entretenait des convictions quant à une Divinité surhumaine quand bien même elle offrait une alternative à la foi rédemptrice. ROMA interdisait AMOR mais AMOR n'excluait pas les convictions religieuses concernant le Divin. Mais ce n'était pas ces convictions que les autorités Romaines voulaient que les peuples embrassent.

La conviction selon laquelle la passion charnelle pouvait assurer l'union immortelle des amants était au coeur de la religion médiévale de l'amour. Le liebestod, le thème de l'amour et de la mort de Tristan et d'Yseult est une illustration de cette croyance. Ces amants ne croient pas en un Dieu qui les sauve de la mort et ils n'enfantent pas non plus une progéniture afin de tenter d'acquérir une sorte d'immortalité biologique. La passion charnelle est pour eux l'instrument par excellence de l'immortalité. L'attraction sexuelle et, qui plus est, la chimie sexuelle en soi ( le “philtre d'amour” dans Tristan) sont simplement les catalyseurs d'une telle passion. Mais ce sont de puissants catalyseurs!

Il y a des années, en présentant Tristan à l'Institut pour la Mythologie Créative de Santa Fé, j'ai proposé que la Romance Arthurienne et l'éthique des troubadours soient considérées comme un chemin d'illumination sexuelle. Une sorte de Tantra Occidental, si vous le préférez. (Dans un des épisodes de Tristan, le héros emprunte un faux nom de sorte qu'il ne soit même pas reconnu par Yseult. Il se nomme lui-même Tantris). C'était, et c'est encore, un chemin spirituel authentique mais un chemin que les hommes et les femmes empruntent spontanément, par le jeu libre de leurs passions et de leurs attractions plutôt qu'au travers d'un cours formel de formation ou d'une initiation rituelle. L'illumination sexuelle requiert une certaine ouverture pour l'expérimentation, ce qui ne veut pas dire une promiscuité aveugle, des relations sexuelles avec des partenaires multiples, et la “baise sportive”. Tout au contraire, ce chemin exige une très grande discrimination quant au choix des partenaires sexuels. La plupart des chevaliers Arthuriens, dont Perceval, avaient plus d'une consorte.

La notion qu'une illumination par les moeurs sexuelles puisse avoir émerger d'une époque de répression aussi intense que le Moyen Age Européen semble extrêmement bizarre à première vue, je l'admets, mais dans l'histoire parallèle, cela revêt une importance capitale. L'élément essentiel à garder ici à l'esprit est que l'amour sans retour était un phénomène psychospirituel spécifique d'une époque et d'un environnement particuliers. Il fut inventé de façon expérimentale par des hommes et des femmes qui répondirent à une vocation particulière. Les érudits affirment fréquemment que les “troubadours inventèrent l'amour romantique” mais cette vérité étonnante n'est pas saisie en raison de la manière didactique et impassible avec laquelle ils le disent. La Romance n'aura aucune signification pour nous aujourd'hui, et il n'y aura rien que l'on puisse apprendre ou préserver d'elle, tant que nous ne prendrons pas conscience que l'Amour Sacré n'est possible pour nous que parce que quelqu'un, avant nous, l'a réalisé. Il n'émergea pas simplement de l'expérience humaine et ce n'est pas quelque chose d'inné dans le coeur humain. Le grand amour existait dans l'antiquité Païenne mais non pas l'amour sans retour. Il fut élaboré de façon intentionnelle lors d'une époque et dans un espace particuliers. Les conditions de son émergence furent déterminées par l'ambiance des Mystères. Les exemples vivants de la Romance Arthurienne, aussi bien les femmes que les hommes, étaient des initiés de la Lumière Sacrée tout autant que des initiateurs de l'Amour Sacré.

La Romance n'est pas simplement un jeu sentimental que nous jouons de nos jours, c'est un héritage culturel et spirituel profond qu'il nous faut choyer avec tact et intelligence. Un héritage extrêmement problématique comme nous allons le voir...

Une Conviction Fondamentale

“Sans amour, personne n'est présent au monde”. Frederick Goldin dans Lyrics of the Troubadours and Trouveres.

Il ne peut être, bien sûr, aucunement question de faire revivre la romance Arthurienne à notre époque. Je ne cherche pas à suggérer, de par l'intérêt soutenu que j'ai prêté à ce genre littéraire, que l'on puisse trouver dans le code et les conventions de l'amour courtois quoi que ce soit de vaguement pertinent avec l'amour moderne. Les lecteurs qui souhaitent une bonne dose de chevalerie peuvent lire Eleanor of Aquitaine and the Four Kings d'Amy Kelly. C'est sûrement l'un des livres d'histoires les plus riches, les plus passionnants et les plus vécus de l'intérieur qui aient jamais été écrits. Ses descriptions sont d'un vivant cinématographique et on se croirait presque plongé dans l'époque lorsque Kelly évoque des scènes et des bruits de telle façon qu'elle semble écrire directement à partir d'une mémoire de réincarnation plutôt que de recherches livresques. Le chapitre 15, “la Cour de Poitiers”, est un mini-cours sur la culture des troubadours et l'éthique sociale de la romance médiévale qui, à lui seul, vaut aisément le prix de tout l'ouvrage.

Eléonore naquit en 1122, une année avant le moment nodal de 1123 qui marque la période du Haut Moyen Age qui vit la moralité Chrétienne commencer à se déliter, remplacée qu'elle fut par les nouveaux critères d'individualité qui fondèrent et inspirèrent l'Humanisme. Son grand-père était William IX d'Aquitaine sur lequel Kelly écrit:

“Le grand-père d'Eléonore, Guillaume IX, composa et introduisit la nouvelle poésie vernaculaire des troubadours et son écriture même est la preuve de son vagabondage mental et de son extrême liberté de penser. Sa poésie brille d'éclats du sophisme Ovidien et de riches couleurs romantiques de l'Espagne Mauresque. C'est une poésie hautement structurée quant à la forme, intellectuellement subtile, vigoureuse, piquante, cynique, le passe-temps d'un bon vivant qui vivait chaque jour avec enthousiasme, mangeait bien, dormait de bon coeur et ne se souciait que peu du jour fatidique du dernier jugement”. (page 5).

D'Eléonore, Kelly dit: “Sa propre sagesse intérieure la prépara à rejeter les destinées imparfaites auxquelles elle avait été, pour ainsi dire, assignée... Elle n'était le pion ni d'un prince, ni d'un prélat, elle n'était la victime d'aucun stratagème dynastique”. (page 158). Avec sa fille, Marie de Champagne, Eléonore établit à Poitiers la célèbre “Cour de l'Amour” où les enfants des nobles familles étaient éduqués et où de nombreux troubadours prospéraient, dont Bernard de Ventadorn, le poète personnel d'Eléonore. Le credo personnel de Bernard était:

“Per bona fe e ses enjan
am la plus bel' e la melhor.
En tout bonne foi et sincèrement
J'aime la meilleure et la plus belle.”

C'est comme une paraphrase de l'engagement des Telestai dans les Mystères: d'aimer ce qui est le meilleur et le plus beau dans la nature humaine, d'y croire et de le cultiver en toute bonne foi et sincérité.

Agissant en “toute liberté de façonner leur propre milieu”, ces deux femmes extraordinaires, Eléonore et Marie, se mirent à structurer l'expérience de l'amour romantique en un système de conventions. Ce n'était que des conventions, il est vrai. En fait, les règles de la Cour de Poitiers furent élaborés par un clerc anodin employé par Marie qui en vint à être connu sous le nom de “ Chapelain” parce qu'il présidait, dans un rôle pseudo-religieux, sur l'idéologie de la romance. C'était l'époque de l'apogée de l'expérience de l'amour romantique, à la suite de cinq siècles de développement. Les règles n'avaient que peu à voir avec l'expérience brute mais elles n'auraient pas pu être inventées si cette expérience n'avait pas été vécue en profondeur, au fil de nombreuses générations.

Il est évident que rien dans le code médiéval de chevalerie et rien dans les conventions de la Cour d'Aquitaine n'a quelque chose à voir avec l'amour d'aujourd'hui. Ce qui est pertinent, cependant, c'est la conviction fondamentale des amants qui vécurent l'expérience intense de romance médiévale qui finit par être codifiée par Eléonore dans l'éthique sociale de la chevalerie. Cette conviction, c'est leur héritage qui survit, le germe de l'expérience présente et future. Cette conviction n'existait pas avant le Moyen Age. Plus tard, durant la Renaissance, elle eut tendance à se perdre dans le culte de la personnalité qui était, ironiquement, le rejeton direct de l'éthique d'amour courtois. En d'autres mots, la reconnaissance de la valeur intrinsèque de la personne dans l'humanisme de la Renaissance fut le résultat direct de fins amor mais l'accentuation sur la personnalité, comme l'art pour l'amour de l'art, éloigna la sensibilité humaine de l'amour sans retour. Avec la personnalité mise en exergue, le besoin de gratification personnelle se fit intensément sentir. Cette inclination narcissique se situait totalement à l'opposé de la dynamique sans réciprocité de l'amour romantique. Elle était en totale contradiction avec l'abandon de soi dans le liebestod.

Quelle était donc précisément cette conviction? On peut répondre à cette question de deux façons, la première par une paraphrase et la seconde par un poème.

La paraphrase: selon la conviction fondamentale de l'amour romantique, la foi en une divinité surhumaine et extra-terrestre n'est pas supérieure à la passion qui unit les amants car l'amour humain est la foi incarnée. Quiconque le possède n'a pas besoin d'assurances supérieures au sujet de l'Au-Delà. La garantie que les amants seront réunis après la mort provient de la force de leur amour mortel et non pas d'un contrat avec une entremise trans-humaine. La qualité de l'amour authentique, qui se suffit et qui se surpasse, est la preuve de sa propre endurance immortelle. Chaque amant ou amante enchâsse la vie de son aimé dans sa propre vie afin que l'un ne puisse pas quitter ce monde sans l'autre (tel que cela est dramatisé dans le liebestod) et afin qu'ils ne puissent pas être moins séparés qu'ils ne le sont dans le moment le plus intime et le plus passionné d'abandon charnel.

“Sans amour, personne n'est présent au monde”. Cela constitue la moitié de la définition de la conviction. “Avec l'amour, nous atteignons la présence de tout ce qui transcende ce monde”. Ce serait la seconde moitié.

Telle est la conviction qui imprègne une grande partie de la poésie des troubadours. Je ne vais pas tenter d'explorer ce genre merveilleux parce que cela demanderait trop de temps et d'espace juste pour l'introduire correctement et je risquerais de nouveau d'exposer les lecteurs à l'amplitude fastidieuse de ma perception du Moyen-Age. La plupart de ceux qui se sont plongés dans la poésie Provençale disent, comme les buveurs qui se prélassent dans une publicité pour de la bière, qu'on ne fait rien de mieux. Ce n'est pas dire que de meilleurs poèmes n'aient jamais été écrits avant ou après. C'est plutôt une expression de l'expérience totale que l'on atteint au travers de l'immersion dans l'éthique et la lyrique des troubadours. C'est comme de savourer le nectar le plus exquis de langage, d'images et d'allusions et de le transmuter en la liqueur rare que vous buvez.

Où aller afin de décanter cet antique breuvage, si vous en avez l'inclination: Lyriques des Troubadours et des Trouvères. En fait, Guillaume IX composa ses poèmes pour être chantés en ayant recours aux mêmes formes métriques que ses homologues Maures de l'Andalousie. Dans les Cantos (VIII), Ezra Pound dit de la lyrique des troubadours: “Et Poitiers, vous savez Guillaume de Poitiers / a ramené les chants d'Espagne / avec les chanteurs et les vielles”.

Il faut également consulter le rendu idiomatique moderne par le poète Beat Paul Balckburn dans Proensa ainsi que l'ouvrage The Women Troubadours de Meg Bogen. Il y avait environ 23 femmes troubadours et à peu près deux cent hommes. L'ouvrage d'Ezra Pound The Spirit of Romance est une lecture essentielle pour s'orienter. The Pound Era de Hugh Kenner est une étude lucide et pleine de suspense de la poésie médiévale et de sa dimension éthique, esthétique et spirituelle.

Quant au poème...

Empêtré Dans Le Blues

Un témoignage personnel: durant ma brève période à l'Université du Maine, avant que je ne fusse expulsé pour séchage de cours, j'eus la très grande chance d'être pris sous l'aile d'un professeur titulaire de la chaire d'anglais, Carroll F. Terrell. Terry, comme il était appelé par ses amis, était un érudit de réputation mondiale qui s'était spécialisé dans le modernisme et l'oeuvre d'Ezra Pound. Il lança la Fondation Nationale pour la Poésie et géra, presque seul, deux journaux érudits “Paideuma” et “Sagetrieb” qui se consacraient à la préservation des meilleurs éléments de la tradition moderniste initiée par Pound, Years, Joyce, T. S. Eliot, H. D., Williams Carlos Williams et d'autres.

Je perdis Terry de vue après avoir quitté l'université et les USA en 1964 mais nous nous retrouvâmes vingt années plus tard. Cette rencontre eut lieu lorsqu'il passait par Boulder, Colorado, pour donner une conférence sur les Cantos de Pound à l'Institut Naropa. J'eus la chance de rencontrer Anne Waldman et Ed Horn. Plus tard, Terry vint me rendre visite à Santa Fé. Il me lança dans la rédaction de poésie en me dévoilant un secret du métier, “la forme de la ligne”. Il me donna également des modèles pour m'entraîner, toute l'équipe Moderniste avec en plus les sources classiques et médiévales dont ils s'inspirèrent. Mais plus que tout, il enflamma mon intérêt pour la poésie des troubadours, ce qui m'offrit la première occasion d'être publié et ce plutôt en relation avec l'aspect Italien du genre plutôt que l'aspect Français.

Ainsi que Hugh Kenner l'explique dans l'ouvrage The Pound Era, une haute valeur de la livre sterling en 1919 permis au poète sans le sou Ezra Pound, et à son épouse Dorothy Shakespear, de faire le tour des haut-lieux littéraires sacrés du sud de la France. Ils visitèrent Poitiers et se tinrent dans la salle où la lumière ne projette pas d'ombres; ils montèrent au sanctuaire Cathare, Montségur. Pound traduisit les troubadours Français mais il éprouvait aussi un profond intérêt pour les homologues Italiens, les fideli d'amore, les Fidèles d’Amour. “Lorsque la Provence fut exterminée, la tradition de la lumière émigra vers l'est, au nord de l'Italie” explique Kenner. Par “exterminée”, il entend le massacre des Cathares à Montségur en 1244. Curieusement, “la tradition de la lumière “ est pour Kenner un vernis érudit pour la poésie des troubadours - une expression qui évoque la Lumière Organique des Mystères, même si on peut présumer que Kenner ne possède aucune notion de cette connection.

Le plus célèbre des troubadours Italiens était bien sûr Dante Alghieri (1265-1321), l'auteur de la Divine Comédie. Mais derrière Dante se tenait un personnage moins connu, Guido Calvacanti (décédé aux environs de 1300) qui était son instructeur et ami plus âgé. L'introduction de Pound par Terry me conduisit directement à Cavalcanti et ce fut une révélation. Pour tout mon amour des troubadours, je ne pouvais pas lire l'Occitan. J'avais déjà bien de la peine à me souvenir du Français enseigné au lycée. Mais Cavalcanti écrivit dans un dialecte Toscan très proche du Latin et je pouvais m'en sortir. Je dévorai The Spirit of Romance et je plongeai profondément dans la mystique de Cavalcanti. Une oeuvre unique, au coeur de cette mystique, est largement considérée comme le plus beau poème d'amour jamais écrit: Donna Mi Priegha, Une Dame me Demande.

En vérité, Donna Mi Priegha, le DMP (ainsi que l'appelle les initiés selon Terry) n'est pas tant un poème d'amour qu'un poème sur l'amour. En d'autres mots, il n'est pas composé en tant que déclaration d'amour à une femme mais plutôt comme une réponse à une question posée par une femme sur l'amour. En cohérence avec l'éthique de l'amour des troubadours, le poète acquiert de la femme qui pose la question l'inspiration d'y répondre. Le DMP est ainsi quand même un grand poème d'amour tout aussi bien qu'une explication de l'amour - en fait de l'amour à l'oeuvre.

Et quelle explication! Selon Pound, en l'espace d'une génération, la signification du poème constitua un sujet brûlant de discussion dans de nombreux salons de toute l'Italie. Il était connu simplement sous le nom “la canzone”. On pourrait dire, au top du hit-parade du 13 ème siècle. Et encore durant longtemps après. Le poème devint d'autant plus énigmatique et insaisissable qu'il se répandit rapidement dans d'autres pays. Le dialecte Toscan dans lequel Cavalcanti le composa était un sujet d'étonnement, même à son époque. Et ce n'est pas étonnant. En voici un aperçu:

“Inmaginar nol puo hom che nol prova
E non si mova perch’ a llui si tirj
E non si aggirj per trovarvi giocho
E certamente gran savor ne pocho”

Cavalcanti composa le DMP en hendécasyllabes, en vers de 11 syllabes. C'est une chanson, composée pour être chantée accompagnée d'un luth. Et quelle chanson! Amy Kelly souligna dans les lyriques du premier troubadour Français, Guillaume IX, “une poésie hautement structurée quant à sa forme, intellectuellement subtile”, et Cavalcanti, qui écrivit un siècle plus tard et dans une autre contrée, atteignit l'apogée de ce genre intellectuel subtil. La complexité interne des concepts dans Donna Mi Priegha est impressionnante. Il est impossible de transformer le poème en une chanson en capturant son essence parce que la simplicité désarmante du dialecte Toscan recèle des sens et des implications de sens qui ne peuvent se traduire aucunement en une récitation à chanter. On raconte qu'il y a eu une cinquantaine d'essais de traductions du DMP en Anglais. J'en ai examiné cinq d'entre elles. Je pense que Terry en a vu une douzaine. Pound travailla sur le poème durant des années et en publia deux traductions. Il en existe une version dans The Spirit of Romance et une autre dans les Cantos (XXXVI) dans lesquels il rend les vers ci-dessus de cette façon:

“Unskilled cannot form his image,
He himself moveth not, drawing all to his stillness,
Neither turneth about to seek his delight
Nor yet to seek out proving,
Be it so great or so small.”

Le lui en question est le sujet du poème, à savoir l'amour. Le DMP s'épanouit en une séquence de caractérisations flamboyantes, emboîtées les unes dans les autres, afin de décrire comment l'amour opère dans des voies périphériques et extrinsèques, sans se révéler en tant que tel, mais cependant en conférant son essence sur tout ce qui traverse son chemin. Pound ne tente pas de reproduire la canzone en chanson et je ne l'ai pas tenté non plus dans ma “traduction dans le sens” que Terry publia dans Paideuma, durant le printemps 1986, avec un de mes commentaires. C'était la première pièce que j'écrivis pour être publié. Terry affirma que ma traduction du DMP était la meilleure qu'il ait jamais vue.

Les hendécasyllabes utilisés dans le DMP sont extrêmement engageants. Cette technique des troubadours révèle quelque chose d'ineffable et d'éternel dans l'art des poètes, une indication de la façon dont l'émotion profonde adopte une cadence adaptée à sa force intrinsèque et communique ensuite cette force au travers de la cadence... Et bien, Bob Dylan le pensait assurément. Dans la première chanson de Blood on the Tracks, sorti en 1974, “Empêtrée dans le blues”, il décrit l'impact de sa découverte de Cavalcanti (ou c'est du moins ce que je pense):


“Elle a allumé un brûleur au fourneau et m’a offert une pipe
J’croyais qu’tu dirais jamais bonjour dit-elle
T’as l’air d’un silencieux.
Puis elle ouvrit un livre de poèmes
Et me le tendit
C’était écrit par un poète italien
Du treizième siècle.
Et chacun de ces mots sonnait juste
Et luisait comme des charbons ardents
Ils se déversaient de chaque page
Comme si c’était gravé dans mon âme rien que pour toi,
Empêtrée dans le blues”

Dans Desire, qu'il sortit l'année suivante, Dylan utilisa les hendécasyllabes avec le plus bel effet, en les alternant souvent avec des vers en décasyllabes: “J'ai épousé Isis le cinquième jour de Mai / Mais je n'ai pas pu la retenir longtemps”. Parfois, la modulation vocale d'un phonème produit le hendécasyllabe. C'est ce qu'Allen Ginsberg souligne dans les commentaires de l'album en citant le vers: “Hot chili peppers in the noonday suh-un”. En bref, le troubadour Américain le plus célèbre de notre époque admira et appliqua les techniques poétiques de Cavalcanti. Dans Desire, Dylan paraphrasa la conviction fondamentale de l'amour romantique:

“Oh, soeur, ne suis je pas un frère pour toi
Et quelqu’un méritant de l’affection ?
Et notre but n’est-il pas le même sur cette terre,
D’aimer et de suivre cette direction?”

Cette expression se fait intimement l'écho d'un vers dans le DMP qui l'a peut-être inspiré:

“Ch a tal volete per temere sperto
Hom seghue merto spirito che punto”.

“Il trace le chemin, même dans l'hésitation
Pour celui qui mérite de suivre sa direction”.

Ne me demandez pas comment mais, dans mon humble tentative de traduction du DMP, j'ai réussi à rendre un certain nombre d'hendécasyllabes Toscans de Cavalcanti en vers de 11 syllabes en Anglais ainsi que vous pouvez le voir ci-dessous. Plus de la moitié des vers de ma traduction sont en 11 syllabes. Nonobstant leur façon de résonner lorsque chantés, certains vers sont d'une beauté étonnante quant à leur cadence unique qui à la fois capture et libère leur sens le plus profond:

“Vien de veduta forma che s’intende
It comes from what is seen as it so intends,
Che ‘l prende nel possible intelletto
which is then taken unto the waking mind
Chome in subgetto locho e dimoranza
as a pure subject, fixed and yet abiding,
E in quelle parte mai non a possanza
and even in this, not to be possessed.”

Il faut garder à l'esprit que c'est quelqu'un qui chante au sujet de l'amour. Le DMP a été appelé une démonstration scolastique de l'amour romantique. Dans mon essai, j'ai écrit: “Cependant, la description scolastique de la façon dont l'Amour oeuvre réussit, tout au long, à conserver l'énigme intacte, de sorte que le poème se présente comme une séquence de définitions exquises, qui s'empile les unes sur les autres comme une ligne de dominos qui culbutent, de quelque chose qui n'est jamais rendu explicite. Dans sa forme, le poème est une démonstration parfaite de non-direction.” Le pouvoir de l'amour, selon au moins un troubadour, consiste à utiliser n'importe quoi pour faire son chemin. (Cela rappelle l'incomparable expression de Stephen Levine: “L'Amour est le vide de tout ce qui n'est pas amour”). Dans les physiques lyriques de Cavalcanti sur l'amour, tout ce qui n'est pas amour est accidenti, les événements et incidents au travers desquels l'amour nous éloigne de sa propre nature afin de nous capturer en son pouvoir, un pouvoir souvent comparé à la lumière:

“E non si puo chonoschiere per lo viso
And not by knowing how its sheer appearance
Chompriso biancho in tale obbietto chade
Comprises light of such contrasting moods
E chi ben aude forma non si vede
And vivifies without becoming obvious—
Perche lo mena chi dallui procede
But by being led by what flows from it.”

Dans l'une de ses traductions, Pound a recours à la “lumière blanche” afin de traduire cette strophe: “But taken in the white light (biancho) that is allness / toucheth his aim / Who heareth, seeth not form / But is led by its emanation”. Je peux très bien comprendre comment Dylan alterna les vers en 10 et en 11 syllabes dans certaines de ses chansons. Je ne pouvais pas tomber toujours sur le bon nombre de pieds pour une traduction sensée tel que dans les second et quatrième vers de la strophe ci-dessus. J'ai cependant réussi dans les premier et troisième vers. Le quatrième vers pourrait être rendu de cette façon: “But in our being led by what flows from it” en amenant le vers à 11 pieds.

Donna Mi Prega est un poème perpétuellement pris dans un processus de traduction.

Il vous faut réciter et ressentir la forme hendécasyllabique pour expérimenter la qualité intérieure extraordinaire de sa cadence: “Vien de veduta forma che s’intende - It comes from what is seen as it so intends”. Ressentez cette cadence et ensuite considérez la signification, ce que le poète nous dit au sujet de l'amour: il se révèle, non par lui-même, mais au travers de ce qu'il nous fait voir, dans la façon dont il veut nous le faire voir. Ce vers tout simple, à mon avis, est une réfutation parfaite de la théorie Jungienne de projection qui est souvent évoquée pour déconstruire et déprécier l'amour romantique (par exemple, Robert Johnson, We - Understanding the Psychology of Romantic Love). Dans la romance authentique, il n'existe pas de projection, c'est une non-direction qui se manifeste - si nous sommes fidèles à l'amour, devenant la foi incarnée: “que de cette source unique naît la compassion” - vers l'essence de ce que nous sommes, que seul l'amour révèle, et le fait précisément en ne se révélant pas lui-même.

Il y a plus à apprendre du DMP que de volumes innombrables de théologie et de psychologie.

Quoi que nous en fassions de nos jours, fins amor au Moyen Age atteignit une forme de passion transcendante qui n'a peut-être jamais été recapturée depuis lors, à l'exception d'exemples isolés et sporadiques. De façon paradoxale, l'exaltation de l'amour charnel à un niveau religieux se manifesta dans un monde dominé par une religion qui condamnait le sexe comme un péché. AMOR versus ROMA. L'érotique n'était pas craint par l'Eglise médiévale parce que c'était un péché mais parce qu'il est le catalyseur primordial de l'amour immortel empreint de ces mêmes assurances que la religion prétend être la seule à offrir. Le plaisir sexuel doit être condamné comme un péché fain qu'il ne soit pas perçu dans son rôle authentique de vecteur de l'amour transcendant.

“Eros est un Daemon puissant”

John Lash. Juillet 2006.

Traduction de Dominique Guillet