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Pour une interpréation enthéobotanique

de deux tableaux de J. M. W. Turner

Vincent Wattiaux

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Introduction

Quelle ne fut pas ma surprise quand, par le plus grand des hasards, je me retrouvai devant un tableau de maître exposé à la Tate Gallery (Britain) de Londres, il y a quelque dix ans déjà. A l’époque, j’étais depuis peu intéressé par le sujet si controversé des «drogues et religions»; j’avais lu Wasson, et je fus étonné que Mushrooms Russia and History n’ait pas reproduit, ni même évoqué le tableau que j’avais sous les yeux: La Sainte Famille (The Holy Family ) du célèbre J.M.W. Turner (1775-1851). On y voit Marie, Joseph et l’enfant Jésus dans un décor de nature sauvage: ciel bleu et nuages, végétation dense, et un peu partout, petits et grands, … des champignons!

Ce ne serait pas la seule découverte de la matinée. En effet, à quelques pas, une autre huile sur toile, Jason, du même peintre, allait me laisser pantois.

Ce jour-là je voulus acheter une reproduction des deux tableaux. La boutique du musée ne proposait pas d’images de ces 2 toiles-là, étant considérées comme peu représentatives du grand Turner. Je choisis donc de faire photographier les toiles – un service coûteux de la Tate mais qui donne un résultat satisfaisant.

Voici donc – 10 ans plus tard – quelques considérations mytho-mycologiques sur ces 2 peintures.

Il serait évidemment préférable de voir les 2 tableaux réels avant de porter un jugement – en tout cas définitif – sur le contenu de mon article. A défaut de rendre une visite à la Tate Britain de Londres, on peut se contenter d’une reproduction de qualité, en couleurs nécessairement, des 2 huiles. Toutefois, ces tableaux sont très rarement reproduits – ou convenablement reproduits - dans les livres d’art.

Brève mise au point méthodologique

Le point de vue de mon article n’est aucunement d’ordre esthétique. N’en possédant ni les compétences, ni l’intérêt, je n’avais pas la prétention de me substituer aux historiens de l’art et critiques qui ont étudié les œuvres de Turner. Mon but n’est pas d’apporter quelque jugement de valeur artistique que ce soit, mais de proposer une interprétation de ces 2 tableaux en me servant de la sémiotique.

La sémiotique - ou sémiologie – repose sur un principe rationnel simple: toute œuvre d’art – donc la peinture – peut être vue comme un ensemble de signes (signifiant/signifié), qui peuvent être «lus», c’est-à-dire permettre des interprétations relatives aux connaissances, à la culture, du «lecteur».

On laisse donc de côté les «intentions de l’auteur» de l’œuvre considérée, non pas qu’elles soient nécessairement une illusion (les premiers sémioticiens, comme Roland Barthes en France, avaient peut-être été un peu trop loin…), mais dans la mesure où «ce que l’auteur a voulu dire» n’est qu’UNE lecture possible de l’œuvre. En effet, un artiste (peintre, écrivain, …) n’est pas le sacro-saint détenteur de la Vérité – à savoir d’un sens supposé unique a priori de son travail (tableau, texte, …). Il ne s’agit pourtant pas de nier qu’un artiste – ici Turner  - ait pu avoir l’intention d’exprimer avec précision quelque chose, mais de comprendre qu’une œuvre d’art est bien plus qu’une somme d’intentions conscientes. Voilà pourquoi un tableau (un texte,…) peut être interprété sans passer par les sources historico-biographiques (l’époque et la vie de Turner).

La sémiotique a bien montré que la liberté interprétative repose sur la qualité d’«œuvre ouverte» que suppose tout objet artistique digne de ce nom. Umberto Eco a théorisé magistralement cela dans son livre L’œuvre ouverte; et R. Barthes de montrer que la lecture d’une œuvre d’art est toujours une interprétation, exigeant toutefois une cohérence argumentative.

On peut soutenir également que les œuvres artistiques véhiculent des images archétypales qui font de leur auteur un «passeur»  -- à son insu. C.G. Jung a énoncé à ce propos quelques idées très intéressantes. L’intuition jungienne peut être traduite par la théorie de l’intertextualité: toute œuvre d’art renvoie à un nombre considérable d’œuvres qui la précèdent, dès lors qu’elle utilise les mêmes signes - ceux-ci formant un fond commun  - qui n‘appartiennent en propre à personne mais que tout artiste utilise sans les maîtriser totalement. Pourrait-on envisager les signes comme une part collective de tout inconscient individuel?

Voilà la raison pour laquelle je n’ai pas cherché à savoir «ce que Turner aurait peut-être voulu dire» en peignant La Sainte Famille et Jason . Ce sont mon intérêt et mes connaissances du rapport entre les drogues enthéogéniques et le phénomène religieux qui m’ont permis une interprétation de ces 2 tableaux – «lecture» que je prétends cohérente bien qu’elle soit probablement étonnante, voire dérangeante… Mais c’est très exactement la démarche qu’inaugurèrent Valentina P. et Robert G. Wasson dans leur œuvre précitée, véritable bible fondatrice de l’ethnomycologie.

Cependant, je n’ai pas négligé un détour obligé par l’histoire de l’art et l’historiographie turnérienne; pas pour y trouver une très hypothétique confirmation de mon interprétation, mais par honnêteté intellectuelle et dans la mesure où la critique esthétique relative à Turner pourrait ajouter l’un ou l’autre élément pertinent pour mon propos.

The Holy Family (1803)

C’est une peinture à l’huile sur toile (1022 x 1416 mm), visible à la Tate Britain, à Londres; référencée N00473.[i]

Il s’agirait d’un pastiche de Titien, dont une esquisse révèle que le tableau devait avoir dans le projet de Turner un format en hauteur, l’espace du haut aurait montré un groupe de putti.[ii]La Sainte Famille et un berger de Titien aurait inspiré Turner, qui finalement a plutôt travaillé le décor que les personnages.[iii] Mais on peut penser que Le Martyre de Pierre du même Titien a influencé la composition.[iv]

Le tableau montre Marie, Joseph et l’enfant Jésus dans une nature sauvage: roches (collines?), ciel bleu et nuages blancs en arrière plan à gauche; végétation luxuriante: arbres en feuilles, souche et/ou tronc creux (en avant plan à droite), herbes, mousses et … champignons. La sainte famille est entourée de divers champignons d’espèces différentes et à des stades de développement variés. Tout ceci semble transmettre au tableau une «atmosphère de moisissure».

Le tableau fut mal accueilli par la critique en général; ce qui peut paraître étonnant.[v] Peut-être s’agirait-il, entre autres, de ce que Robert Gordon Wasson a appelé la mycophobie de certaines populations (en opposition à d’autres qui s’avèrent mycophiles) qui aurait ici influencé inconsciemment le jugement négatif des critiques – à l’instar d’un refoulement / retour du refoulé culturel. Bref, la critique picturale anglo-saxonne n’aurait pu supporter cette association de champignons, tel un écrin «moisi», cernant de leur présence maléfique de toadstools la sainte famille.[vi]

On peut difficilement dénombrer avec exactitude les champignons du tableau, d’aucuns étant minuscules et/ou se fondant dans le décor de sous-bois. Quant à déterminer les espèces à coup sûr c’est un exercice périlleux et pour tout dire impossible; même en mains certains champignons sont difficilement identifiables[vii]. Néanmoins, nous verrons qu’un exemplaire du tableau ne laisse aucun doute et pour cause…

Le plus visible et développé (à gauche, près de Joseph) est un gros champignon à lamelles, genre d’agaric ou d’amanite (car on distingue la présence d’un anneau). J’ai consulté un naturaliste chevronné qui plaidait plutôt en faveur de l’ Armillaire couleur de miel (Armillariella mellea), bien que cette espèce pousse plutôt en amas sur les souches.[viii] Mais justement notre champignon n’est pas seul, il a au moins un compagnon poussant sous son chapeau; et un autre exemplaire à quelques centimètres à gauche, mais d’identification quasi impossible (peut-être une sorte de coprin ou de lépiote?) Quoi qu’il en soit l’hypothèse de l’Armillaire est pertinente car en Italie, les paysans appelaient les groupes d’Armillaires, Famigliola buona, la «Sainte Famille»![ix]

A l’avant plan, presqu’en face de l’enfant Jésus, se trouve un autre champignon. On peut penser à une vesse de loup, représentée quelque peu exagérément  - en effet les Lycoperdons sont souvent revêtus d’une membrane hérissée d’ornements divers (pointes, aiguillons, …).  Soit la Vesse de loup perlée (Lycoperdon perlatum)ou plutôt le Lycoperdon hérissé (L. echinatum) «dont la longueur des aiguillons forment une véritable toison», écrit le mycologue Georges Becker. Mais l’hypothèse d’une Amanite tue-mouches au moment où elle crève son «œuf» est encore plus plausible.[x]

Le tableau est parsemé de «petites clochettes» ponctuant le sol ici et là (surtout sur la gauche): elles ressemblent à des mycènes, mais sans autre précision possible.

Mais nous remarquons aussi la présence discrète, car éloignée, d’un groupe de 4 champignons (situés à peu près à mi-hauteur de la largeur gauche: au bord même de la toile): dont très clairement identifiable par son rouge écarlate et sa forme, une Amanite tue-mouches (Amanita muscaria) – voire 2 ou même les 4 exemplaires du groupe qui paraissent d’une teinte plus cramoisie et terne. De plus, il y aurait une autre fausse-oronge dans la profondeur sombre du sous-bois approximativement située à hauteur de la main de Joseph, mais son identification est impossible, même devant la peinture.

Comment Valentina P. et Robert G. Wasson qui avaient passé en revue tant de toiles de maîtres contenant des champignon[xi] ont-ils manqué ce tableau de Turner? Ce n’est toutefois que partiellement étonnant car La Sainte Famille est relativement peu reproduit dans les livres, et souvent de façon trop petite ou trop sombre pour qu’on puisse y déceler toute sa «flore». Mais lorsqu’on voit la toile (1022 x 1416 mm) à la Tate, c’est autre chose!

Nous savons, suite aux travaux des Wasson que la présence de champignons associés à Jésus dans la peinture servent à évoquer le mal, le diable. Ils sont souvent représentés avec le serpent[xii] Le coin supérieur droit de notre tableau montre une portion de tronc d’arbre ou de souche, comprenant une large cavité, à hauteur de laquelle se trouve un serpent. Un des grands spécialistes contemporains de Turner, John Gage, voit dans la présence de ce serpent un rapport avec la confrontation peinte dans le tableau Apollon et le Python du même Turner et y décèle le symbolisme de Jacob Boëhme.[xiii]

Dans l’Antiquité déjà, l’association du monde fongique avec les serpents était connue. Ainsi les champignons étaient censés, selon Pline, absorber le venin de ces reptiles.[xiv] On pensait que la croissance des champignons était favorisée par la vipère qui se cache dans le sol.[xv] Plus généralement, l’univers des fungi fut associé à la bave des reptiles.[xvi] Les serpents furent souvent mis en relation directe avec les «herbes merveilleuses», les enthéogènes; comme ce serpent qui ressuscite Glaucos avec une herbe.[xvii] Dans la mythologie indienne, il sert de corde pour entourer le Mont Méru qui sert de pilon afin de baratter l’océan et de produire le soma.[xviii] Le reptile dérobe la plante de vie à Gilgamesh,[xix] etc… Même association dans l’ancien Mexique, où une fresque de Tépantitla montre une âme au Paradis de Tlaloc, dieu des Teyuinti, (agarics hallucinogènes), et au-dessus de l’arbre paradisiaque, sous lequel est accroupi le génie des champignons, se trouve un serpent aérien, gardien de l’arbre.[xx]

La Gnose est riche en reptiles également. Les Ophites sont censés communier en l’honneur du Serpent-Rédempteur: «Ils amoncellent des pains sur la table; ils appellent un serpent qu’ils élèvent comme animal sacré (…) Il se déroule parmi les pains et, disent-ils, les transforme en Eucharistie (…) Telle est leur manière de célébrer leurs mystères».[xxi] Des gnostiques insistent beaucoup sur ce Serpent-Rédempteur appelé Ophis-Christos.[xxii]

La numérologie hébraïque (tout mot possède une valeur numérique qui résulte de la somme des nombres accolés à chaque lettre) nous réserve quelques surprises. Ainsi en gématrie cabalistique, une même valeur numérique permet de mettre en relation des mots ou groupes de mots. En hébreu, NHS signifie «le serpent» (ophis en grec). La gématrie du serpent est similaire à celle du Messie-Christ, car arithmétiquement ils sont égaux:

MSYH «messie» = 40+300+10+8 = 358

NHS «serpent» = 50+8+300 = 358

Déjà les Ophites avaient attribué au serpent de la Genèse un rôle qui est celui du Christ des évangiles.[xxiii]

Concluons à propos du serpent en rappelant l’idée fulgurante de R.G. Wasson lorsqu’il vit dans l’épisode de la Genèse, en l’occurrence celui des arbres du Paradis et du fruit défendu, un écho du même archétype: le bouleau et l’Amanite tue-mouches. Et bien entendu, le serpent, animal chtonien, existait aussi dans les cultures sibériennes comme celui qui infecte le champignon. Ainsi le serpent eurasien fut lié au monde fongique (et parfois remplacé par le crapaud). Mais l’Amanita muscaria disparut sous la forme de divers substituts, comme la pomme.[xxiv] Voilà pourquoi peut-être le serpent qui fut adoré comme un dieu dans le Levant (déjà 7000 ans avant la composition de la Genèse) a été métamorphosé en être maléfique dans le jardin d’Eden?[xxv]

Il est donc remarquable dans le tableau de Turner de constater la présence des champignons et du serpent cernant la Sainte Famille; et structurellement bien disposés: les champignons principalement dans la partie inférieure gauche de la toile et le reptile dans la partie supérieure droite. De plus, bien qu’en toute discrétion, l’Amanite tue-mouches est là. Mais ce n’est pas tout…

Venons-en au sujet central du tableau: la Sainte Famille. Le couple est assis au sol, les yeux baissés, semble-t-il, sur l’enfant Jésus posé sur le dos. La position même du petit Jésus – nu, sur le dos, et les bras ébauchant une croix – contiennent une charge symbolique non négligeable. Qui plus est, l’enfant divin repose sur un linge blanc; il semble regarder sa mère tout en tenant entre les doigts de la main gauche l’extrémité de la manche du vêtement de Marie – vêtement d’un rouge cramoisi, légèrement ouvert sur un sein (évocation de l’allaitement), et qui est doublé d’un tissu blanc.

Autant rappeler d’abord à quel point ces couleurs sont fondamentales. Des linguistes ont montré, suite à des études comparatives concernant les termes chromatiques de base dans les langues du monde, que lorsqu’une langue ne possède que 3 couleurs, elle nommera toujours le blanc, le rouge (et le noir). Cette structuration (inconsciente?) détient probablement un symbolisme riche d’expériences vitales.[xxvi] Le blanc et le rouge étaient les 2 couleurs symboliques des 2 groupes dirigeants de la société indo-européenne. Ainsi, par exemple, les textes indiens associent le blanc au brahmane et le rouge au ksatriya.[xxvii] Le roi indo-européen se vêt toujours de blanc et de rouge parce qu’il rassemble les 2 premières fonctions.[xxviii] Rouge et blanc semblent avoir exercé un rôle ésotérique dans la tradition chrétienne. «Concernant la Cène du Seigneur, Postel reconnaît ainsi avoir confondu le mystère sacramentel du Christ avec celui de son corps spirituel (…); il continue malgré tout d’attribuer deux corps (ou un double sacrifice) au Sauveur, l’un masculin et blanc eucharistié dans le pain, l’autre féminin et rouge dans le vin (…).»[xxix] Quant au tombeau du Christ, au VIIme siècle, selon Bède, il était peint d’une couleur mélangée de blanc et de rouge.[xxx]

Est-il nécessaire de rappeler que l’Amanita muscaria arbore avec élégance et majesté ces 2 couleurs; le rouge et le blanc? Clark Heinrich a bien montré l’omniprésence de ces teintes dans la symbolique alchimique.[xxxi]

En ce qui concerne le symbole de la crucifixion «annoncée» par les bras étalés de l’enfant du tableau, on pourrait s’étendre évidemment sur toutes les associations de la croix avec le monde végétal et «médicinal». Moult traditions populaires lient aux mystères de la croix l’origine du pouvoir des plantes médicinales. Un exemple, dans le folklore anglo-saxon du XVIme siècle, il est indiqué d’accompagner la récolte des simples par une incantation:« Salut, ô herbe sainte qui pousses sur la terre (…) tu te trouves d’abord sur le mont du Calvaire (…) Au nom du doux Jésus je te cueille (…).»[xxxii] Wasson relate qu’en pays mazatèque (Mexique) le nom d’un champignon hallucinogène signifie «jailli du sang du Christ que Marie n’a pu recueillir»; il cite encore ces paroles d’une vieille mazatèque: «le plus petit des champignons apparaît là où le Christ trébuchait sous le fardeau de la croix».[xxxiii] Le Christ a parfois été rattaché aux Esséniens, auxquels on a attribué des pouvoirs occultes de guérisseurs, à l’instar des Thérapeutes grecs. Cette tradition a perduré, c’est ainsi que vers la fin du XIXme siècle, un livre farfelu, publié en Allemagne (La Crucifixion par un témoin oculaire (sic)) se prétendait provenir d’un ancien texte authentique d’un Essénien; Jésus y est présenté comme le fils d’un Essénien dont les connaissances médicales occultes lui permettent de survivre à la crucifixion, etc…[xxxiv]

Pour terminer mon analyse de ce premier tableau, un dernier détail mérite un bref examen. De Marie et de Joseph, on ne voit qu’un seul pied (et jambe). On aperçoit de Joseph, assis ou accroupi, son pied droit seulement. De plus, l’homme s’appuie sur un bâton: ce qui pourrait évoquer la claudication. De même, Marie, assise sur le côté, ne montre qu’une unique jambe et pied.

Tout qui s’intéresse aux rites initiatiques et aux enthéogènes sait que toutes les formes d’unijambisme sont susceptibles de faire allusion à un savoir occulte. Et Wasson a clairement établi le rapport de l’unijambisme avec l’Amanita muscaria, entre autres.

Faut-il prendre au mot Matthieu dans son «Comprenne qui peut comprendre» (Mtt 19, 12)? Ou encore considérer que l’usage du vin, symbole immémorial de connaissance secrète cachait autre chose? Ou faire sienne l’insistance inlassable de St Paul laissant sous-entendre que les prescriptions bibliques n’ont que l’importance qu’on leur donne?[xxxv] Une interprétation ésotérique du Nouveau Testament a toujours existé. A l’aune des découvertes de ces dernières 10 années concernant les enthéogènes,, elle reste tentante.

Il sera amusant de savoir que parmi les nombreux tableaux exposés au Louvre, le préféré de Turner était Les Israélites recueillent la manne dans le désert, de Poussin.[xxxvi] Qu’en penserait donc Dan Merkur?[xxxvii]

Notes

[i]  http://www.tate.org.uk/servlet/Awor?id=14734; pour quelques renseignements pratiques (visites, etc ).

[ii] WILTON, 1979, p. 84.

[iii] NICHOLSON, 1990, p. 62.

[iv] BUTLIN & JOLL, 1984, p. 38.

[v] Cf. le True Briton du 6 mai 1803 ou le British Press du 9 mai 1903.

[vi] WASSON & WASSON, 1957.

[vii] HEIM, 1979; HEIM, 1978.

[viii] Jean VERMANDER , com. pers.

[ix] WASSON & WASSON, 1957, p. 7.

[x] HEINRICH et al., 1999, p. 38 cf Fig. 5.

[xi] WASSON & WASSON, 1957, vol II.

[xii] Ibid, p p. 355-358, 556.

[xiii]BUTLIN & JOLL, 1984,  p. 38. Une historienne de l’art relate que Turner fréquenta le cercle des nazaréens ( ?), en Italie; je n’ai pu éclairer ce détail (cf. GINZBURG, 1990, p. 11).

[xiv] Wasson citant St Francis de Sales ; WASSON & WASSON, 1957,  p. 353

[xv] Wasson citant Nicander de Colophon (II me S. Av JC); Ibid, p. 337.

[xvi]  BECKER, 1983 , p. 30.

[xvii] STERCKX, 1996, p. 31.

[xviii]  Ibid, p. 23.

[xix]  STERCKX, 1993, p. 79.

[xx]  FOLANGE, 1969, p. 167.

[xxi]  Epiphane de Salamine (Panarion, XXXVII, 5; cette «Boite à onguents / drogues» devant servir contre les  hérétiques) cité par Vaneigem; VANEIGEM, 1993, p. 86.

[xxii]  Ibid ,  p. 84 ; et AKOUN et al., 1990, p p. 213-215.

[xxiii] DUBOURG, 1989, p p. 100-101 ; ECO, 1994,  p. 44.  Le livre de Bernard Dubourg est très intéressant à bien des égards, mais sa thèse centrale – à savoir que les Evangiles auraient été rédigées d’abord en hébreu ( !) – fut très négativement critiquée par beaucou p. d’exégètes bibliques.

[xxiv] WASSON, 1968, p. 220.

[xxv] NARBY, 1995, p. 72.

[xxvi] KLINKENBERG, 1992,  p. 237.

[xxvii] SERGENT, 1995, p. 436.

[xxviii] Ibid, p. 279.

[xxix]  Cf. les censures au Commentaire sur l’Apocalypse et à celui de Recanati, éditées par F. Secret dans Apologies et Rétractions, pp. 13, 15-16; cité par Cazenave ; CAZENAVE, 1998, p. 57. Guillaume Postel, orientaliste français (1510-1581), auteur du De nativitate, s’est beaucou p. intéressé à la question de l’Eucharistie.

[xxx] GHEERBRANT & CHEVALIER, 1982, p. 823.

[xxxi] HEINRICH, 1995; le livre contient une interprétation très convaincante de l’alchimie; HEINRICH, 1992 et RUCK & HEINRICH, 2001.

[xxxii] PELT, 1988, p. 114.

[xxxiii] Ibid, p. 114.

[xxxiv] BAIGENT & LEIGH, 1992, pp. 184-185.

[xxxv] AKOUN & al., 1990, p. 225.

[xxxvi] WALKER, 1990, p. 17.

[xxxvii] MERKUR D., 2000. The Mystery of Manna The Psychedelic Sacrament of the Bible.

Jason (1802)

Jason est une huile sur toile (902 x 1197 mm) qui se trouve à la Tate Britain à Londres, mais actuellement n’est plus visible que sur demande. Référencée N00471.[i]

Les historiens de l’art sont partagés quant aux sources qui influencèrent Turner pour la peinture de Jason. Butlin et Joll citent Apollonius de Rhodes (Les Argonautiques) traduit par Fawkes qui vit le dragon comme un serpent, et évoque la thématique alchimique; Turner aurait ainsi subi l’influence d’un tableau de Loutherbour, Jason charmant le Dragon.[ii] Même idée pour la source littéraire, selon Nicholson, mais elle pense plutôt à une toile de Salvator Rosa, Jason enchantant le Dragon, pour l’influence picturale. D’autre part, Nicholson rappelle qu’on sait par les cahiers d’esquisses de Turner qu’il s’inspira pour Jason de la légende d’Apollon combattant le serpent Python.[iii] L’insistance sur la symbolique alchimique du tableau se retrouve aussi sous la plume de Silvia Ginzburg, qui s’interroge sur l’intérêt qu’avait le Turner du début du XIXme siècle de traiter des sujets mythologiques dans des œuvres comme Jason (1802), La déesse choisissant la pomme de discorde dans le jardin des Hespérides (1806) et Apollon et Python (1811), par exemples.[iv] La question se pose du rôle sur Turner qu’a pu jouer le texte d’Ovide: selon les Notes on the Liber Studiorum of J.M.W. Turner, le peintre «savait de ses lectures d’Ovide, que le monstre était endormi et qu’ainsi Jason s’était approché du terrible gouffre sans la moindre précaution».

On peut décrire le tableau comme suit: le héros Jason au cœur du repère du «dragon», tente de franchir un chaos de troncs d’arbres et de branches brisées – au centre duquel on voit un morceau du corps serpentiforme du monstre (et en avant plan les reliefs osseux de ses repas) – pour gravir le rocher et atteindre l’arbrisseau portant la Toison d’or.

Tout le monde connaît le mythe de Jason: héros élevé dans la montagne thessalienne (un pays de sorcières) par le Centaure Chiron; qui perd une sandale en traversant un torrent; qui est oint de l’onguent magique fabriqué par Médée d’une plante née des gouttes du sang de Prométhée, ce qui le protège au cours des épreuves en Colchide où il se rend sur le navire Argo avec les principaux héros grecs, les Argonautes, et vainc (ou endort) le dragon/serpent du bois sacré, pour conquérir la Toison d’or suspendue à un arbre; il se liera à Médée la magicienne, etc.[v]

Rappelons en la résumant la très solide interprétation de Heinrich, Ruck et Staples qui ont bien montré que la Toison d’or ne peut être que l’Amanita muscaria; que Jason est un héros chamanique, oint par Médée avec l’herbe de Prométhée – celui qui a volé le feu: à savoir la connaissance et la plante qui la confère; qu’il incarne lui-même le champignon enthéogénique précité. Son nom, «l’homme-drogue» et son unique pied boueux en témoignent. De même ses compagnons présentent des traits enthéogéniques frappants. L’alchimie – qui n’est rien d’autre que le véhicule de cette connaissance secrète de l’Amanite tue-mouches – utilise souvent la référence à la toison et à l’or.[vi]

Le tableau de Turner montre, en avant plan, posé négligeamment sur un tronc d’arbre tombé, un ample tissu d’un rouge écarlate; sans doute le manteau que le héros a enlevé pour franchir les obstacles. Inutile de répéter ce que j’ai écrit concernant La Sainte Famille (voir supra). Ajoutons toutefois que l’étoffe cramoisie est un symbole de pouvoir et, qui plus est, dans l’Antiquité, la couleur pourpre est liée aux puissances du monde chtonien.[vii] Faut-il rappeler que l’Amanita muscaria se glorifie de cette couleur qui dut très tôt intriguer et attirer les humains. Bien d’autres héros –- Persée par exemple, vainqueur de monstre également –- arborent un manteau rouge.[viii]

Détail intriguant supplémentaire du tableau: on ne voit qu’une seule jambe du héros Jason, la gauche, sans sandale… Le monosandalisme de Jason renvoie à toutes les malformations ou déséquilibre dans la marche qui caractérisent nombre de héros, devins, guérisseurs et initiés. Pieds gonflés, déformés, brûlés, déchaussés sont les signes similaires de l’initiation. De même le monosandalisme, car le contact plus direct d’un pied avec la terre permet d’entrer en rapport avec les forces chtoniennes. Le boitement ou claudication semble un thème universel. Le héros revient du monde des morts et il «cloche» pour marquer qu’il a subi l’épreuve (une mort rituelle) et a vaincu. C’est la mortification de premiers chrétiens qui restent debout sur un pied (ou au sommet d’une colonne); c’est l’Aja Ekapad indien, le «bouc à un seul pied»; c’est Oedipe, le «pied enflé», descendant des hauteurs de Cithéron, ou le capitaine Achab «remontant» des profondeurs océanes où Moby Dick l’a amputé d’une jambe; en passant par les kallikantzaroi du folklore grec, ou bien même l’enfant jouant à la marelle qui saute à cloche-pied de l’ «enfer» jusqu’au «ciel» (la dernière case du jeu), à l’instar du pèlerin se traînant sur le labyrinthe de certaines cathédrales. Il existe une liste interminable de héros chtoniens clopinant. Jason est l’un d’eux et il transmet sa boiterie à Philoctète – un des Argonautes – qui sera mordu au pied par un serpent en se dirigeant vers l’autel dressé par Jason dans l’île de Lemnos. Si bien que Sophocle dans sa tragédie fait dire à Philoctète que ses compagnons, incapables de supporter la puanteur se dégageant de son pied pourrissant, l’ «exposèrent», «comme un enfant abandonné par sa nourrice» (vv 5 et 702-703). Bref, le monosandalisme n’est qu’une variante de l’unijambisme dont nous savons ce qu’il dissimule (voir supra, La Sainte Famille).[ix]

L’initiation chamanique se présente comme un rite ascensionnel, une montée.[x] Le Tableau de Turner sous-entend cela, dans la mesure où Jason va devoir gravir un rocher, après avoir vaincu ou endormi le dragon-serpent, afin d’atteindre la Toison. L’opposition «topographique» du héros par rapport à l’objet de sa quête est révélatrice: Jason se situe «tout au bas», la Toison «tout en haut» de la toile.

Venons-en à ce que je considère comme la clef de mon interprétation de Jason. Apparaît quasi au centre de la moitié supérieure de la toile ce que j’appellerai un signe christique qui - c’est ma thèse – a une importance capitale. Par l’utilisation de la technique du clair-obscur, Turner fait «surgir» des profondes ténèbres de la partie gauche du tableau, quelques branches entrecroisées, comme illuminées par la Toison d’or qui phosphore un peu au-dessus – branches qui forment l’image «subliminale» d’un Christ en croix que l’on percevrait au départ des hanches, et ainsi jaillissant de la nuit, au cœur de l’antre du serpent. La reproduction du tableau, même en noir et blanc, me semble suffisante pour le percevoir. Devant l’original à la Tate, l’effet est poignant. L’image de ce «Christ en croix» nous rappelle ces crucifix de métal ou de bois que réalisèrent certains sculpteurs dits «modernes» à grand renfort de torsions qui confèrent au gibet une allure de sobriété dense ou, au contraire, exhibent un Messie squelettique et émacié semblant se déchirer de par la tension extrême des membres et du corps tout entier (ce qui dut être l’aspect des crucifiés réels d’ailleurs), comme inspirés du Christ en croix du Retable d’Issemheim attribué à Grünewald.

Turner a-t-il voulu cette image, …consciemment? Peu importe (cf. supra: Brève mise au point méthodologique). L’ethnographie parle des croix végétales. Par exemple dans la France agricole traditionnelle, on sait qu’existaient des pratiques courantes, coïncidant d’ailleurs avec les textes des théologiens, de construire des croix à l’aide de bois divers; objets faisant écho à la dimension solaire de la croix chrétienne. On a répertorié la coutume des «croisettes», petites croix de coudrier, d’osier, etc… «Les traditions chrétiennes, savantes et populaires, assimilent arbre et Christ, dont la croix est parfois figurée sous la forme d’un tronc fourchu à peine dégrossi.»[xi]

Ma thèse ici est de montrer qu’on peut associer Croix christique et Toison d’or. Mais avant tout envisageons la superposition symbolique de Jésus et Jason. Et d’abord par leur nom. Les 2 noms, Jésus et Jason, se ressemblent phonétiquement (l’étymologie populaire aurait peut-être beaucoup à dire à ce propos). Ainsi des Juifs hellénisés et même des chrétiens remplacèrent souvent le nom Iêsous par Iasôn.[xii] Ils véhiculent tous deux la notion de «guérisseur». L’étymologie traditionnelle de Josué / Jésus, issu de l’hébreu tardif ou de l’araméen yeshua donne la signification «Dieu sauve» ou «Jah(vé) est le salut».[xiii] Jason / Iasôn étymologiquement désigne le «guérisseur», de iasthai, «guérir», et iatros, le «médecin»; ce que raconte le mythe puisque Jason est l’élève de Chiron, un magicien guérisseur, qui lui apprend (comme à Asclépios) à connaître les plantes médicinales des vallées du Pélion; et Jason est lié à Médée…[xiv] Plus précisément Iasôn signifie aussi «l’homme-drogue».[xv]

Qui plus est, l’un et l’autre sont oints: le Messie, Messiah est devenu en grec Christos; Jason a reçu l’onction du prometheion, l’onguent magique confectionné par Médée.[xvi] Or, ce baume magique, qui confère le pouvoir secret, est à l’origine confectionné avec la plante sacrée enthéogénique.

Enfin, Jésus, seigneur et sauveur, fut le représentant d’Iao, en relation avec l’art de guérir. Et le radical iao a renforcé l’assimilation de Iêsous avec le nom Iasôn (Jason).[xvii] Déjà avant 450 av. JC, existaient des dissidences au Jahwisme (le schisme samaritain). On honorait le dieu Iao, dérivé d’El. Iao fut adoré par des sectes gnostiques, les Séthiens par exemple. Le nom se voit dans des conjurations magiques, des rituels d’envoûtement, des tablettes d’exécration, des pierres talismaniques appelées abraxas. «Est aussi célébrée la déesse Anath Béthel, d’où est peut-être issue la mystérieuse Barbélo des gnostiques non chrétiens. Assim Béthel, enfant de Iao et d’Anath, passe déjà pour Fils de Dieu.».[xviii]

Notons au passage qu’il existe une thèse sur l’origine sémitique de Jason.[xix]

Un écrivain chrétien (peut-être Grégoire de Naziance) ou un Byzantin a composé à l’aide de vers de tragédies d’Euripide accolés, en manière de puzzle, un centon dont le thème est la passion de Jésus. Le début est construit sur un récit qui part de la Genèse avec un serpent tentateur menant finalement à la crucifixion. Ce début suit tout à fait le commencement de Médée d’Euripide. Moreau conclut: «il était dans l’ordre des choses que la transgression des Argonautes se transformât en péché originel.».[xx]

Alain Moreau ne croyait pas si bien dire! En effet selon moi c’est ce que «montre» le tableau de Turner, que symboliquement la Toison d’or et la Croix se ressemblent étrangement. Voilà pourquoi la peinture de Turner offre une image quasi subliminale de crucifixion sur la route abrupte qui mène à la Toison d’or. Nul «anachronisme» à y déceler! Parce qu’une image ne tient pas un langage rationnel et/ou historique, mais s’adresse à l’inconscient collectif de l’observateur, qui peut dès lors percevoir ou «sentir» que les mythes de Jason et Jésus contiennent un fond commun.

Terminons par la fameuse toison. En plein centre de la partie supérieure du tableau, resplendit, au sein d’un arbrisseau, comme incandescente, dans un bain d’étincelles, la précieuse toison du bélier ailé, l’animal qui enleva Phrixos et Hellé, fut sacrifié et dont la laine d’or fut offerte au roi Aeétès. Il y a évidemment une relation symbolique entre la royauté et l’or qui évoque l’immortalité. Ainsi Atrée reçoit le pouvoir royal de Mycènes par un agneau d’or.[xxi] D’autre part, le précieux métal jaune est également la «chair des dieux» (tout comme l’enthéogène d’ailleurs).[xxii]

Le tableau de Turner suit la tradition qui veut que la Toison d’or soit suspendue dans un arbre. C’est ce que montre aussi la coupe de Douris, un récipient à figures rouges daté par Hugo Meyer des années 490-480.[xxiii] La crucifixion de Jésus a également été parfois transmise avec l’idée d’une «pendaison à l’arbre». Cette «suspension au bois» du Messie est due au grec stauros, «l’arbre», venant de la tradition qui veut que le bois de la croix vienne de l’arbre de vie du Paradis. Par exemple, St Bonaventure fait cette assimilation. Ainsi, l’hébreu S, pour «l’arbre» de la Genèse; a donné le grec stauros. Il n’y a pas en hébreu-biblique de mot pour désigner la croix.[xxiv] Dans le Talmud aussi, on parle de la «pendaison» de Jésus la veille de Pâques, pour faits de sorcellerie! Comme les détails diffèrent des textes chrétiens, il est très peu probable qu’il s’agisse d’une interpolation.[xxv]

On peut remarquer sur la toile de Turner que la couleur de la Toison est franchement rougeâtre, d’un rouge de braise, irradiant, environnée d’un halo lumineux. L’ethnomycologie nous a appris que les Amanites tue-mouches étaient mises à sécher en les suspendant à un fil, telles de «petits oedipes»  -- Œdipe, au «pied enflé», fut accroché comme un gibier à un arbre, le lien passant entre le talon et le tendon d’Achille.[xxvi]

La Toison d’or du bélier est une métaphore de l’enthéogène (voir supra). Peut-être serait-il intéressant d’examiner de près ce que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert répertorie comme un végétal sous le nom Agnus scythicus. L’«Agneau de Scythie» est présenté comme une plante merveilleuse qui ressemble à une toison de mouton. Je pense qu’elle pourrait dissimuler l’Amanita muscaria. Outre le nom, sa description est intrigante; par exemples: «(..) elle tire sa nourriture des arbrisseaux circonvoisins, et elle périt lorsqu’ils meurent (…). On dit que sa pulpe ressemble à la chair de l’écrevisse de mer, (…)», etc.[xxvii]

Il est très intéressant d’autre part de se souvenir que le mot grec mêlon désigne simultanément «la pomme»  -- qui nous renvoie au fruit défendu de la Genèse –- et du petit bétail (les moutons), ainsi que la toison ovine. D’ailleurs, des auteurs grecs, dont Hésiode, ont vu dans les pommes des Hespérides des moutons d’or gardés par un berger appelé Dragon ou Landôn. Pomme(s) d’or et toison d’or s’avèrent équivalentes.[xxviii]

Le Christ en tant qu’ «agneau qui enlève les péchés du monde» joue le rôle d’un bouc émissaire, une victime sacrificielle qui se métamorphose en banquet sacré en donnant le pain et le vin bénits, corps et sang de l’agneau immolé (le rite de la messe chrétienne le rappelle sans cesse). Et le mot grec désignant «le bouc émissaire», pharmakós, est étonnement proche du terme grec qui désigne «la drogue», à savoir phármakon.[xxix] Enfin, un concile tenu à Constantinople en 692 a ordonné qu’on représente désormais le Christ comme un homme en croix et non plus sous la forme d’un agneau, ni entouré du soleil et de la lune; «sans doute pour éviter toute confusion des cultes et des croyances qui pourrait résulter de la similitude des symboles».[xxx] Mais il semble que les premiers crucifix apparurent déjà en Occident au V ou VI me siècle et que l’agneau sacrifié resta le symbole majeur en Orient jusqu’au haut Moyen Age.[xxxi] Dernier détail, dans l’Apocalypse le mot «agneau» est utilisé 28 fois pour désigner le Christ.

Le spécialiste des symboles que fut René Guénon s’est basé sur une description très ressemblante du Brahma-Pura, issue de la Bhagavad-Gitâ (15, 6) et de la Jérusalem céleste, pour conjecturer une analogie (phonétique) entre l’ Agni védique (d’ailleurs porté par un bélier…) et l’ Agneau. La ressemblance ne doit probablement rien au hasard. Agni comporte un thème sacrificiel évident. Et tous deux apparaissent comme la lumière au cœur de l’être, motif même de la quête de la connaissance suprême. Le dieu védique est le feu –- tout feu –- jusqu’à l’étincelle qui est dans tout; donc il renvoie à l’aspect solaire, viril et lumineux de l’agneau.[xxxii] Bien sûr le mythe de Jason et Médée a un rapport étroit avec les éléments et particulièrement le soleil. Il suffit, entre autres, de relire la description de Pindare (IVme Pythique) du héros: les boucles éclatantes de sa chevelure illuminent son dos. Jason porte aussi une peau de panthère (une peau «mouchetée» donc) dont il y aurait bien des choses à dire dans l’analyse enthéogénique du mythe (cf tous ces héros à peau de panthère, de faon, etc…).[xxxiii]

En conclusion, on peut «lire» le Jason de J.M.W. Turner comme un instantané de 2 traditions: celle du héros grec et celle du messie crucifié. Bien que l’enracinement de Jason soit bien plus ancien probablement. Moreau pense qu’à l’époque mycénienne, au début de la 2me moitié du second millénaire av. JC, le mythe de Jason et Médée était bien vivant; «Et sans doute est-il permis de remonter beaucoup plus haut.»[xxxiv]

John Walker rapporte une phrase singulière issue de Les Peintres modernes, l’œuvre en 5 volumes de Ruskin, ce grand critique d’art qui toujours défendit Turner (le 1er volume fut publié en 1843): le peintre y est comparé à l’Ange de l’Apocalypse, « à l’intelligence irradiante – au savoir insondable – et au pouvoir solitaire (…) envoyé par Dieu pour révéler à l’Homme les mystères de son univers» (sic)![xxxv] Turner aurait aimé qu’un jour ses toiles soient toutes réunies en un seul même lieu: «Seule la vision de l’ensemble de ses tableaux, selon lui, pourrait fournir la clef de leur signification. C’était sa plus grande aspiration».[xxxvi] Faudrait-il alors soulever l’hypothèse d’un Turner peintre «ésotérique», grand initié et dont La Sainte Famille ou Jason contiendraient une part de cette «gnose»? Nous pensons que ce n’est pas nécessaire et pour tout dire quasi sans intérêt. Il s’avère risqué, voire puéril, d’envisager un tableau comme un rébus; il faut simplement comprendre que les signes des langages – picturaux (ou textuels)  -- ne sont pas la propriété maîtrisée des artistes…

«La solution des grandes énigmes dépend souvent de détails minuscules, qu’on peut facilement ne pas apercevoir ou laisser de côté» écrit S.J. Gould dans La mal-mesure de l’homme. Dans le sujet qui nous occupe c’est une phrase qu’on peut méditer à loisir.

Notes

[i]  http://www.tate.org.uk/servlet/Awork ?id=14733; pour quelques renseignements pratiques (visites, etc ).

[ii] BUTLIN & JOLL, 1984, p. 18.

[iii] NICHOLSON, 1990, p. 60; Salvator Rosa est aussi connu pour ses Scènes de Sorcellerie.

[iv] GINZBURG, 1990,  p. 11.

[v] MOREAU, 1994, p p. 25-32. L’étude remarquable de Moreau qui reprend tout le dossier du mythe est un modèle d’érudition et de rigueur universitaires.

[vi] HEINRICH et al., 1999; WASSON, 1978,  p. 78; WASSON, 1986, p. 172. L’article de Heinrich propose une démonstration très convaincante, qui se trouvait déjà en germe chez Wasson.

[vii]  WASSON, 1978, p. 58, par ex.

[viii] SERGENT, 1995, p. 437.

[ix]Consulter par ex.: SERGENT, 1995, pp. 348, 381; GINZBURG, 1992, pp. 170, 213, 221-223; GAIGNEBET, 1979, p. 101; LEVI-STRAUSS, 1967, pp. 396-399 ; etc,…

[x] ELIADE, 1968, p. 122.

[xi] AKOUN et al., 1990, p. 383.

[xii] RUCK et al., 2001, p. 145.

[xiii]  VANEIGEM, 1993, p. 59; REY, A., 1992. Dictionnaire Historique de la Langue Française, Le Robert, Paris.

[xiv] MOREAU, 1994, p 146.

[xv] HEINRICH et al., 1999, p. 29.

[xvi] MOREAU, 1994, p. 146.

[xvii]  RUCK et al., 2001, p. 146.

[xviii] VANEIGEM, 1993, p. 21.

[xix] MOREAU, 1994, p. 83: cf. ASTOUR M. C., Hellenosemitica. An Ethnic and Cultural Study in West-Semitic Impact on Mycenaean Greece, 2e éd., Leiden, Brill, 1967 (1re  éd. 1965).

[xx] Ibid, p. 246.

[xxi] SERGENT, 1995, pp. 279-280.

[xxii] DECHARNEUX, 1998, p. 21.

[xxiii] MOREAU, 1994, pp. 32,  137. Sur cette coupe, le héros est régurgité vivant par le dragon –- tel Jonas… On peut y voir donc un vomissement qui s’avère une renaissance (non attestée par les textes) qu’on retrouve dans d’autres documents iconographiques (idem en ce qui concerne le héros Persée).

[xxiv]  DUBOURG, 1987, p. 62 ; GHEERBRANT & CHEVALIER, 1982, p. 323.

[xxv] HADOT,1988, p. 50; l’information du Talmud vient des textes de la première génération de cet ouvrage, celle des Tannaïm (70-215): une douzaine de petits textes originaux parlent de Jésus; J. Hadot renvoie à la thèse de KLAUSNER J., 1933. Jésus de Nazareth, son temps, sa vie, sa doctrine, (trad.de l’hébreu), Paris.

[xxvi] GAIGNEBET, 1979, p. 100.

[xxvii] Encyclopédie de DIDEROT & d’ALEMBERT, 1977 (rééd.), p. A,57.

[xxviii] BROSSE, 1989, p. 284; WASSON, 1986, p. 171.

[xxix] ESCOHOTADO, 1995, p. 13.

[xxx]  GHEERBRANT & CHEVALIER, 1982, p. 11.

[xxxi] PELT, 1988, p. 115.

[xxxii] GHEERBRANT & CHEVALIER, 1982, p. 11; STERCKX, 1996, p. 26.

[xxxiii]  MOREAU, 1994, pp. 91-92.

[xxxiv] Ibid, p. 86.

[xxxv]  WALKER, 1990, p. 27.

[xxxvi] Ibid, p. 33.

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